Vaéra: Serah’ fille d’Acher ou les modalités de la foi juive

Le Blog Modern Orthodox est heureux de continuer son projet « parashat hashavoua » qui propose des commentaires de la écrits par des intellectuel/le/s de différents horizons. Cette semaine, Sonia Sarah commente la parashat “”. 

Sonia Sarah Lipsyc est directrice de ALEPH – centre d’études juives contemporaines au sein de la Communauté Sépharade Unifiée du Québec (CSUQ) à Montréal. Directrice de publication notamment de « Femmes et judaisme aujourd’hui » et avec Janine Elkouby de « Quand les femmes lisent la Bible » respectivement aux éditions In Press, 2008 et 2007. Elle est sociologue et dramaturge. Et l’une des modératrices sur Facebook du groupe Judaïsme et Féminisme.    

 

Moise et les femmes

Les premiers versets de la paracha qui sera lue ce chabbat, Vaera (Je suis apparu), « Dieu (Elokim) parla à Moise et lui dit : Je suis l’Eternel (Youdkévavké)» etc.[1] dans la continuité des chapitres précédents de l’Exode, s’apparente, sous certains aspects, à l’antidote du poker menteur. Alors que dans ce jeu, le joueur avance ce qu’il n’a pas et bluffe, ici chacun dit qui il est mais la question est de savoir qui va le croire ?

Moïse doute de lui, de sa capacité à faire croire et à être cru : « Qui suis-je que j’aille vers Pharaon et que je fasse sortir les enfants d’Israël d’Egypte ?! ». Il doute donc aussi des autres : « Et voici, ils ne me croiront pas (…) »[2]. La négociation est serrée entre lui et l’Eternel et Moise finit par arracher que son frère Aaron l’accompagne pour rencontrer d’abord  les anciens d’Israël[3]  et plus tard, le pharaon, si ces derniers l’adoubent comme le messager de la délivrance. Mais la partie est loin d’être gagnée… Pourquoi les anciens d’Israël, devraient-ils croire Moïse lorsqu’il leur dira : «  Dieu (Youdkevavke), le Dieu (Eloqué) de vos pères, le Dieu d’Abraham, Isaac et m’a envoyé vers vous. (Il m’a dit) : « Je vous ferai monter de la pauvreté de l’Egypte (…) vers un pays ruisselant de lait et de miel »[4] , etc. ? Il ne suffit pas de l’affirmer… Encore faut-il le prouver ? Mais comment ?

Une fois de plus, c’est une femme qui aura le mérite de ce discernement. Une fois de plus, car les exemples sont multiples dans la Torah au point que le Talmud attribuera aux femmes, en la matière, un surplus de bina (discernement)[5]. Ces catégories genrées sont à prendre ou à laisser ; nous verrons plus loin comment elles peuvent être intégrées à tout un chacun.

Des femmes, il y en a eu beaucoup dans la vie de Moïse qui l’ont aidé à réaliser sa vocation. Sa sœur Myriam, grâce à qui il doit… sa naissance, puisque selon le midrach, c’est après avoir interpellé son père que celui-ci reprendra femme, son ex-épouse, et engendra Moïse dont Myriam prédit, avant sa naissance, que ce sera un « fils qui sauvera Israël »[6]. C’est pourquoi elle est considérée comme l’une des sept prophétesses d’Israël[7]. Bitya, la fille de pharaon qui l’adoptera… Peut-on être un libérateur sans connaitre les codes de la société dominante ? Sa femme Tsipora qui circoncira leur deuxième fils en chemin, sauvant ainsi Moïse de l’ange de la mort[8].

Et maintenant… ’ la fille d’Acher qui attestera que Moïse est bien la personne qu’il prétend être. Et que le temps de la délivrance, malgré tous ses imbroglios, et quelques soient ses soubresauts, est venu.

Les lettres de la libération

Qui est Serah’ que l’on orthographie généralement « sin rèch et h’èth) ? Qu’apprenons-nous d’elle et que pouvons-nous rendre de cet enseignement de sorte que tout apprentissage ne soit pas un rapt mais une reconnaissance ? Il nous faut revenir au livre de la Genèse… Les frères de Joseph reviennent d’Egypte et ils ne savent pas comment annoncer à leur père Jacob que Joseph est encore vivant, de crainte notamment qu’il ne résiste à cette nouvelle bouleversante lui qui est en deuil depuis 22 ans… La tradition juive nous enseigne qu’ils croisent sur leur chemin du retour Serah’, la fille d’Acher qui savait jouer de la harpe et à qui « Dieu avait donné la beauté et la sagesse »[9]. Ils lui demandent d’annoncer la nouvelle à Jacob, alors elle prend sa harpe et chante… « Joseph est encore vivant »[10]. Le vieux patriarche prête attention, une grande joie l’envahit et l’inspiration prophétique (raouh akodech) qui l’avait quitté lui revient. Il sait ainsi que Serah’ dit vrai et pour la remercier de lui avoir en quelque sort redonner la vie, il lui souhaite « que la mort n’ait jamais d’emprise sur toi ». Elle traversa les siècles… Elle se rendit en Egypte avec Jacob et vit l’esclavage, la sortie d’Egypte, la traversée du désert[11], l’entrée en terre d’Israël, etc. A l’instar de quelques rares autres personnages bibliques, elle eut le mérite plus tard « d’entrer vivante au Paradis »[12]. Ainsi Serah’ est celle qui fait le lien entre la Genèse et l’Exode, l’esclavage et la rédemption, la promesse et sa réalisation. C’est pourquoi elle peut reconnaitre et attester que Moïse est le libérateur d’autant plus qu’elle avait été initiée aux règles de ce secret par son père Acher qui lui-même l’avait su par Joseph, Joseph par Jacob, Jacob etc.[13]. « Quand Moïse et Aaron se rendirent auprès des anciens d’Israël[14] et accomplirent les signes (miracles) devant leurs yeux, ils allèrent consulter Serah’, la fille d’Acher et lui dirent : « un homme est venu qui produisit des signes à notre vue de telle et telle façon ». Elle leur dit : « il n’y a rien de réel dans les signes ». Ils ajoutèrent : » Il a dit « pakod yifkod » (à savoir « et souvenir Dieu se souviendra »[15]). Elle leur dit : « c’est bien l’homme qui délivrera Israël d’Egypte car c’est que j’ai entendu de mon père, péh péh, de l’expression « pakod pakadeti » : « Souvenir Je me souviendrai »[16]. Aussitôt le peuple crut en son Dieu et en son messager comme il est dit : « Le peuple crut quand ils entendirent que Youdkévavké s’était souvenu des enfants d’Israël »[17]. La rencontre de Moïse avec les anciens d’Israël se passa comme l’Eternel l’avait annoncé à Moïse à partir de cette expression « pakod pakadeti » (péh péh) qui résonne comme un sésame[18]. Les signes de la rédemption sont des lettres comme nous l’enseignent encore les Chapitres de Rabbi Eliezer : « les cinq lettres doubles – de l’alphabet hébraïque celles qui ont des finales kaf, mèm, noun, péh et tsadèh – de la Torah tiennent toutes du secret de la rédemption » et de donner des exemples jusqu’à notre passage.

Un Dieu qui, tôt ou tard, tient ses promesses

La croyance (émouna) dans la tradition juive pourrait être définie comme la fidélité (neémanout) à une connaissance. Les deux termes d’ailleurs dérivent de la même racine « aleph mèm noun ». Elle est rivée à la connaissance du nom de Dieu sous son nom de youdkevavké : un Dieu créateur de l’univers, qui intervient dans l’histoire des humains, qui fait des promesses de libération et les réalise. Mais les patriarches et les matriarches, et toutes les générations, avant ce temps-là de la sortie d’Egypte, n’ont eu connaissance que des engagements de Dieu, point encore de ses accomplissements. C’est l’enseignement majeur du début de notre paracha : « Dieu (Elokim) parla à Moïse et lui dit : Je suis Dieu (Youdkevavke). Je suis apparu à Abraham, à Isaac, à Jacob en tant que Dieu (El Chadday) et sous mon nom de Dieu (Youdkevavke), je ne me suis pas fait connaitre d’eux » (Ex. 6 ; 2 et 3) ».

Et pourtant, c’est bien sous ce nom de Youdkevavké que Dieu leur est apparu ?! Et le célèbre commentateur Rachi (11ème siècle) d’expliciter : « Le texte ne porte pas : « je n’ai pas fait connaitre (en hébreu lo hoda’ti) mais je ne me suis pas fait connaître (lo noda’ti). Je n’ai pas été connu d’eux dans mon attribut de vérité qui fait que je m’appelle Youdkévavké (à savoir) digne de confiance (néeman ou fidèle) pour tenir parole. Car je leur ai fait des promesses mais je ne les ai pas encore exécutées ».

Autrement dit, Dieu s’est fait connaître auprès de ceux ou de celles qui ont précédé cette génération sous le nom de Youdkévavké mais ne leur a pas fait connaître l’accomplissement de la dimension de ce nom. Réalisation qui s’exprime ici dans son intervention prodigieuse pour la libération du peuple d’Israël de l’esclavage d’Egypte. C’est pourquoi cet évènement de la libération constitue dans l’identité narrative juive l’un des paradigmes de la rédemption. Il est rappelé à maintes occasions, dans le kiddouch de chaque chabbat ou au cours de la liturgie. Un moment d’une fête, le seder de Pessah’, – que rabbi Nahman de Braslav traduisait par Peh Sah’ la bouche qui parle – a même été institué pour faire le récit de cette sortie d’Egypte durant laquelle c’est un commandement que de se raconter son histoire.

Youdkevavké est le Dieu qui réalise ses promesses dans le dévoilement de son attribut de vérité. Dans la tradition juive, le Dieu unique n’est pas seulement le créateur mais celui qui intervient même de façon cachée dans l’histoire – tout l’enseignement du Rouleau d’Esther où le nom de Dieu n’apparaît pas une seule fois ! – et qui, tôt ou tard, tient ses promesses. Cette croyance dans l’attribut de vérité de Youdkevavké est, en quelque sorte, le fondement de l’espérance juive quelles que soient les vicissitudes et les douleurs que ce peuple traverse. Au point même, dans les temps les plus sombres, de croire en Lui malgré Lui.

Israël comme féminin des nations

Mais à ce stade du dévoilement de cette dimension de l’identité de Dieu et du temps de l’action, il fallait que quelqu’un puisse témoigner. Oui le temps était bien venu et Moïse en était le héraut et le guide. Le témoignage de Serah’ fut cru par les anciens et le peuple, le mérite est donc réciproque, même si comme dans notre paracha, il y eut des atermoiements quelques « incidents de parcours »[19] .

Cette conscience, d’ordre messianique, savoir qu’il y a une libération et que c’est le bon moment, est donc incarnée par une femme. Et on sait que les femmes se comporteront impeccablement tout le long de la traversée du désert. Elles auront la présence d’esprit au moment de la sortie d’Egypte, « beh’ipazon », dans la précipitation, de prendre des tambourins, persuadées que Dieu les protégerait dans leur sortie périlleuse de l’esclavage. Elles ne participeront pas au Veau d’or, de même qu’elles ne croiront pas le récit défaitiste des explorateurs et elles donneront en abondance leurs bijoux pour la construction du sanctuaire[20].

Est-ce que cette conscience est l’apanage des femmes ou du féminin qui peut exister en chacun comme il peut y avoir un masculin en chacune ? J’opterai pour cette deuxième proposition à l’indice individuel où chacun fait son équilibre (ou pas) de ces deux inclinaisons mais en ce qui concerne cette caractéristique, elle me semble, à l’échelle collective, présente et disponible pour tout un chacun. L’être juif peut s’inscrire dans cette foi juive en une transcendance qui annonce qui elle est dans son dévoilement, comme dans notre paracha, comme elle annonce aussi qu’elle avancera masquée. Ce même Dieu qui révèle ici sa dimension de vérité dans l’éclat est le même qui annoncera plus tard son éclipse[21]. Et nous sommes en héritage de cette conscience-là, d’une alliance que la tradition juive dit indéfectible. Israël reste Israël même s’il s’égare[22] et Dieu reste Dieu (Youdkevavke) même s’il se cache ou disparait au point, pour certains alors, rappellera Lévinas, « d’aimer sa Torah plus que Dieu »[23].

Il y a le temps de l’initiation, de l’attente, du voilement et de la libération. Il fallait quelqu’un contemporain de ces temps pour nous y initier. Serah’ les cumule, peut-être est-ce là son signe d’immortalité. Elle nous l’a légué, en quelque sorte, puisque le texte, mâché par la tradition juive, en témoigne si tant est qu’on y soit attentif.

Sonia Sarah Lipsyc

Post-scriptum: Que deviendra Serah’ elle dont nous n’avons pas décliné ici toutes les actions[24] ? Elle vivra encore longtemps selon les midrachim. Elle interviendra même encore dans une maison d’étude, pour dire ce qu’il en était des eaux de la mer rouge quand le peuple d’Israël la traversa et lorsque Rabbi Yochanan (3ème siècle) tentait de l’expliquer[25]. Et puis l’on perd sa trace. Je la « soupçonne » pour ma part d’étudier entre les deux mondes ou au jardin d’Eden avec un autre personnage biblique que le baiser de la mort ne toucha pas non plus, le prophète Elie, avant que ce dernier ne vienne résoudre touts les problèmes insolubles du Talmud aux temps messianique[26]. Mais ca, c’est une autre histoire. Vraiment ?

Notes:

[1] Voir Exode 6 ; 2-8. Pour la transcription des noms de Dieu, nous userons de Youdkévavké pour nous Yahvé et d’Elokim pour Elohim.

[2] Respectivement Ex. 3 ; 1 et 4 ; 1.

[3] Ex. 3 ; 16.

[4] Ex. 3 ; 15 et 17.

[5] Voir par exemple, Genèse 21 ; 12 et le traité Nidda 45b du Talmud de Babylone (T.B).

[6] Traité Sota 12 a du T.B sur Ex. 2 ; 1

[7] Voir Ex.15 ; 20 et traité Meguila 14a du T.B.

[8] Voir respectivement  Ex. 2 ; 6 et 4 ; 26 et le traité Nedarim 31 b du T.B.

[9] Pour tout ce passage, nous nous référons au Sefer ayachar Vayeshev 80a, 90b et 109b. Au sujet de Serah voir également Gen. 46 ; 17 et Chroniques I 7 ; 30.

[10] Gen. 45 ; 26.

[11] Voir Rachi sur Nombres 26 ; 46.

[12] Voir Avoth de Rabbi Nathan B chap. 38.

[13] Voir Gen. 50 ; 24 et le midrach Exode Rabba 5 ; 13 et 14.

[14] Ex. 5 ; 29 et 30.

[15] Gen. 50 ; 24 et 25, les paroles de Joseph qui réitèrent celles de Jacob à ce sujet.

[16] Ex. 3 ; 16. Sur la différence entre zakhor se souvenir et pakod voir Elie Munk dans  Kol Athora sur Exode 3 ;16 qui rapporte le commentaire de R. Shmuel Eidels (1555-1631) dit le Maharsha sur le traité Rosh Hashana 32b du T.B. Ce sont des termes synonymes mais pekida comporte l’idée d’un souvenir qui doit se matérialiser par un acte à une époque déterminée alors que zekhira se rapporte à un souvenir qui demeure présent à l’esprit en permanence. », Ed. Colbo, p 46.

[17] Ex. 4 ; 31. Tout se passage est extrait des Pirké (chapitres) de Rabbi Eliezer chap. 48, dans une traduction dont je me suis inspirée de Marc-Alain Ouaknin et Eric Smilevitch, Ed. Verdier, Paris1983. Voir aussi à ce sujet le midrach Exode Rabba 5 ; 13.

[18] Voir Rachi sur Ex. 3 ; 18.

[19] Ex. 6 ; 9.

[20] Voir respectivement Ex. 32 ; 2 et Pirké de Rabbi Eliezer chap. 45 à ce sujet, et Rachi sur Nbr. 26 ; 64 et Ex. 35 ; 26.

[21] Voir Deutéronome 31 ; 18 et traité H’oulin 139b du T.B.

[22] Voir traité Sanhedrin 44a du T.B.

[23] Dans Difficile liberté. Essai sur le judaïsme, Albin Michel, Paris 1963 et à la suite du texte de Zvi Kolitz, Yossel Rakover s’adresse à Dieu, Calmann-Lévy et Maren Sell, Paris, 1998.

[24] Elle montrera notamment à Moïse où se trouvaient les ossements de Joseph de sorte qu’il put accomplir la promesse de l’enterrer en terre d’Israël (voir Ex. 13 ; 19 et le traité Sota 13a du T.B).

[25] Voir Psikta de Rav Kahan, parachat Bechalah’.

[26] Voir Rois 2- 2 ;11, et traité Edouyot 8 ; 7 du T.B.

Avatar photo

Dr Sonia Sarah Lipsyc

Sonia Sarah Lipsyc est directrice de ALEPH,le Centre d’Études Juives Contemporaines de la Communauté Sépharade Unifiée du Québec (CSUQ), depuis sa création en 2009. Docteur en Sociologie, Sonia Sarah Lipsyc est également auteure, chercheure, enseignante et dramaturge. Elle est chercheure associé à l'Institut d'Études Juives Canadienne de l'Université Concordia (Montréal). Elle a créée, en 2012, une unité de Recherches au sein de ALEPH sur «Judaïsmes et Questions de Société» ainsi qu'un site de ressources sur ces thématiques (http://judaismes.canalblog.com). Elle a notamment écrit "Salomon Mikhoëls ou le testament d'un acteur juif" (2002) et dirigé la publication de Femmes et judaïsme aujourd’hui, In Press (2008). «Eve des limbes revenue ou l'interview exclusive de la première femme (ou presque) de l'humanité» a été mise en ondes sur France Culture (2011) et mise en espace en anglais à l'Université de Brandeis (Boston) en 2012. Sa dernière mise en scène, «Sauver un être, sauver une monde» a été représentée devant des centaines d'élèves du secondaire à Montréal. Elle a participé à plus de cinquante émissions de télévision sur le judaisme (France 2, Chaine Histoire). En 2011, elle a reçu le Prix d’excellence enéducation juive de la Fondation Samuel et Brenda Gewurz de la BJEC (Bronfman Jewish Education Center).