Lorsqu’un juste – en yiddish, on dira un mensch (quelqu’un de bien, d’intègre) – quitte une ville, un endroit, quelque chose d’intime, au sens vrai de ce monde, disparait ou s’absente. C’est ce que nous apprenons de la Torah au sujet de Jacob : «Jacob sortit de Beer-Sheva et se rendit à Haran ». Et le commentateur Rachi de Troyes (12ème siècle) d’interroger : « Il aurait suffi d’écrire simplement « Il alla à Haran ». Pourquoi mentionner son départ de Beer-Sheva ? C’est pour nous apprendre que le départ d’un juste laisse une (forte) impression dans l’endroit qu’il quitte. Aussi longtemps que le juste se trouve dans une ville, c’est lui qui en est la beauté, l’éclat, la majesté » (Genèse 28;10). Et c’est ce que je ressens au sujet de Leonard Cohen. Et, apparemment, je ne suis pas la seule, tant de nombreuses autres personnes expriment, partout, – et notamment à Montréal où les émissions se succèdent et les personnes se recueillent sans interruption devant son domicile – à la fois leur tristesse et leur reconnaissance pour l’homme et l’artiste. Comme cet autre poète, le Roi David, auquel Leonard Cohen faisait référence dans la chanson « Hallelujah »[ref]« J’ai entendu qu’il y avait un accord secret. Que David jouait et cela plaisait au Seigneur. Mais la musique te laisse tout à fait indifférente, N’est-ce pas ? Ça fait un peu comme cela, la quarte, la quinte. L’accord mineur tombe et l’accord majeur s’élève. Le roi déchu compose Halleluyah ». Les traductions des chansons de Leonard Cohen sont tirées notamment des sites lacoccinelle.net, paroles2chansons.lemonde.fr ou sont personnelles.[/ref], il a su, au travers de sa vie personnelle, ses amours, ses égarements, ses doutes, ses blessures et ses joies, dire une façon d’être humain dans laquelle on se reconnait.
Leonard Norman, – Eliezer de son prénom hébreu, – Cohen, était sans conteste l’un des si ce n’est le Juif montréalais le plus connu au monde. Il a grandi dans une famille juive aisée, d’origine russe et polonaise, à Wesmount, le quartier cossu et anglophone de la ville. Descendant d’une lignée rabbinique et d’une famille très impliquée dans la communauté, il fréquenta durant toute son enfance et adolescence, la Congrégation ashkénaze Shaar Hashomayim les portes du ciel), l’une des plus anciennes synagogues de la cité.
Son grand-père maternel était le rabbin Salomon Klinitsky-Klein avec qui il conversa souvent. Il était prénommé « le prince de la grammaire », auteur d’ouvrages sur les mots de langue hébraïque et sur la tradition juive. L’une de ses œuvres, Otsar Taaemi Hazal ( Recueil des interprétations de nos sages ), Thesaurus of talmudical interpretations était l’un de ses livres qui trônait dans la chambre de Léonard à côté d’autres textes de la littérature anglaise offerts par son père, ou La divine comédie de Dante. Sa famille paternelle était très engagée dans la vie juive montréalaise. Son arrière-grand-père, Lazarus Cohen, était Président de Shaar Hashomayim ce que poursuivit Lyon Cohen, son fils et donc le grand père de Leonard Cohen. Lyon fut également le Président du Congrès Juif Canadien et à l’origine d’autres institutions juives, en particulier philanthropiques.
Son arrière grand-oncle paternel, Zvi Hirsch Cohen était reconnu comme le rabbin de Montréal et même aux yeux de certains comme le Grand rabbin du Canada bien que cette fonction n’existât pas[ref]Pour toutes ces références biographiques voir : Ira B. Nadel. Léonard Cohen, le canadien errant, Boréal, Motréal, 1997 ; Ira Robinson, Rabbis and their Community. Studies in the Eastern European Orthodox Rabbinate in Montreal. 1896-1930, Calgary Press, 2007 ; Chantal Ringuet : « Leonard Cohen, un beau ténébreux chez les « nevi’im » (prophètes)» sur le site Jewpop.[/ref]. On dit que Léonard avait hérité de sa voix grave et profonde.
Leonard Cohen fréquenta l’université McGill, devint ami avec cet autre poète juif montréalais anglophone Irving Layton (1912-2006) et sortit son premier livre de poésies Let Us Compare Mythologies (Comparons les mythologies) avant de déployer ses ailes. Et d’avoir la carrière et les amours qu’on lui connait. Il eut deux enfants, Adam et Lorca, de son union avec Suzanne Elrod, juive originaire de Californie.
Son éducation juive fut importante et jamais son judaïsme ne le quitta même lorsqu’il devint moine bouddhiste… « Leonard Cohen dit avoir affiné son héritage juif au contact de la culture zen. C’est d’ailleurs à son maitre zen Kyozan Joshu Sasaki qu’il dédie le livre Book of Mercy (Livre de la miséricorde), 1984. Pour l’écrire, il s’est immergé encore davantage dans la pratique juive : port des tefillin (phylactères), observation des fêtes, lecture de la Torah, du Talmud, du livre de prières juives (siddour ndr) recherches plus ésotériques de la kabbale. » [ref]Jacques Julien, Léonard Cohen, Seul l’amour. Edition Triptyque, Montréal, 2014 p 103.[/ref]
Il fut présent pour Israël, et n’hésita pas à quitter son île grecque de Hydra où il avait une maison, pour se rendre dans l’Etat hébreu lorsque la guerre de Kippour éclata en 1973. « J’irai arrêter les balles égyptiennes », déclara-t-il et il chanta pour les soldats de Tsahal. « Je n’ai jamais dissimulé le fait que j’étais Juif et que je serais toujours là en cas de crise en Israël », disait-il en 1974. « La survie du peuple juif fait partie de mes engagements ».[ref]AFP, « Israël se souvient de la solidarité de Leonard Cohen », 11.11.16, TimesofIsraël[/ref]
A titre personnel, je suis touchée par « Dance me to the end of love » où je perçois des résonnances du Cantiques des Cantiques : « Oh laisse-moi contempler ta beauté quand les témoins seront partis (…) Montre-moi lentement ce dont je connais seulement les limites ».
Il y a bien sûr, « le Partisan » et ses quelques vers en français : « Les allemands étaient chez moi, Ils m’ont dit : « résigne-toi ». Mais je n’ai pas peur. J’ai repris mon âme. »
Ou encore, l’une de ses dernières chansons « You want it darker » qui peut s’entendre comme un kaddich (prière de sanctification dite notamment en la mémoire d’un défunt) ; son dernier dialogue terrestre avec Dieu, avant l’autre ultime face à face auquel il se préparait. Dans cette chanson, il reprend cette disposition du patriarche Abraham, s’exprimant dans ce terme hébraïque, « hinéni », me voici, prêt à être, au-delà de tous les entendements, présent là, ici et maintenant. « Que ton nom sacré soit magnifié, sanctifié. Dans le cœur humain, vilipendé, crucifié. Un million de cierges brûlent dans l’espoir d’un secours jamais trouvé Tu veux rendre les choses encore plus noires. Hinéni, hinéni (me voici). Je suis prêt, mon Dieu ».
Le dernier refrain est chanté par le hazan, le chantre, Gideon Zelermyer précisément de Shaar Hashomayim.
Chacun dira par quoi il a été touché, sa dignité, sa voix, sa masculinité à la fois tendre et virile, (« I am your man » réconcilie plus d’une avec la gente masculine…)[ref]« Si tu veux un partenaire, prends ma main. Ou si tu veux m’emmener en promenade, tu sais que tu le peux. Je suis ton homme (…). Et si tu devais dormir un moment sur la route, je te guiderai. Et si tu veux arpenter seule cette route, je disparaîtrais pour toi. Si tu veux un père pour ton enfant ou seulement marcher avec moi un moment au travers des sables, je suis ton homme ».[/ref] , son respect des femmes, sa tentative d’être dans ce monde. Et nous n’épuiserons pas les termes car un être humain tient à la fois dans un hommage et le transcende.
Mais peut-être est-ce ce vers d’influence kabbaliste, de sa chanson « Anthem » qui dit le mieux cette tentative d’être, comme un héritage : « Il y a une fissure en toute chose.C’est ainsi qu’entre la lumière. »
En tout cas, on comprend pourquoi après avoir arpenté le monde, il souhaita reposer à Montréal.
Sa alvaya, ses funérailles eurent lieu à Shaar Hashomayim par le rabbin Scheier et Leonard Cohen fut enterré dans la plus stricte intimité, dans l’un des cimetières juifs de Montréal, sur un flanc du Mont Royal autour duquel s’étend la ville.
Leonard portait bien son nom de Cohen, prêtre en hébreu, car son aura et son souci du monde dépassaient sa communauté comme il se doit au regard même de la tradition juive.