Comment les séfarades sont devenus ashkénazes et le restent au sein du courant ultra-orthodoxe en Israël

Entretien avec Dr Yaacov Loupo par Dr Sonia Sarah Lipsyc

Dr Yaacov Loupo

Dr Yaacov Loupo

Yaacov Loupo, est sociologue et historien, il travaille actuellement en tant que directeur du département francophone de la Fondation de Jérusalem. En 2006, il a écrit un ouvrage remarqué : Métamorphose ultra-orthodoxe chez les Juifs du Maroc. Comment des séfarades sont devenus ashkénazes, préfacé d’ailleurs par Shmuel Trigano, Ed.de l’Harmattan, Paris. Nous l’interrogeons ci-dessous sur son livre ainsi que sur l’actualisation de son sujet
de recherche.

Dans votre ouvrage, à partir de recherches et d’entretiens[ref]Pour ses travaux de recherche, Dr Yaakov Loupo a consulté les archives en Israël, les archives du Comité de sauvetage des rabbins américains à New York, les archives du Joint ainsi que les archives nationales de Paris. Il a réalisé un bon nombre d’entretiens auprès des personnes affiliées au milieu orthodoxe.[/ref], vous expliquez le processus d’ashkénisation des séfarades notamment des Juifs du Maroc qui ont rejoint le monde ultra-orthodoxe (haredi) avant et après la Shoah. Pouvez-vous nous rappeler en quelques lignes comment tout ça s’est passé ?

D’après mes recherches historiques, le processus a commencé au début du 20e siècle, au moment de l’affrontement entre les différents courants composant le peuple juif. Ces courants ne partageaient pas la même vision quant au devenir du peuple juif à la veille de la nouvelle ère. D’un côté, il y avait les nouveaux courants comme la Hashkala – courant des lumières, ayant recherché la voie de l’émancipation à travers la modernisation du peuple juif et le mouvement national du peuple juif, c’est-à-dire le sionisme. Et de l’autre, face à eux, le courant orthodoxe et ultra-orthodoxe (non sioniste ndr) qui souhaitait conserver la vie juive telle quelle, jusqu’à l’arrivée du Messie pour sauver le destin du peuple juif.

Le processus d’ashkénisation des séfarades s’est effectué alors en trois étapes.

Au cours de la première étape, les ultra-orthodoxes se sont mobilisés au niveau politique et organisationnel afin de stopper ce qu’ils considéraient comme un phénomène « d’érosion », en organisant leur première Convention en 1912 à Katowice, en Pologne, et en créant leur parti Agoudat Israël. Ils mirent à l’ordre du jour, entre autres, le devenir des Juifs en Afrique du Nord. Selon eux, ces derniers étaient entre « les griffes » de l’Alliance israélite universelle (A.I.U), causant par conséquent leur perte.
L’A.I.U implantée au Maroc depuis 1862, c’est-à-dire plus de 50 ans avant la Convention de Katowice, avait adapté le judaïsme à la culture française et au protectorat français en 1912, permettant ainsi une vie moderne dans ce pays.

Les ultra-orthodoxes, ralliant à leur cause des rabbins, avaient décidé d’agir sur le terrain au Maroc en envoyant leur émissaire d’origine lituanienne, le rabbin Zeev Halperin. Ce dernier créa un réseau scolaire Em Habanim, modifiant les méthodes traditionnelles d’enseignement locales, et déclarant une guerre de culture à l’encontre de l’A.I.U. (…). Il a été expulsé par les autorités françaises, après 10 années passées au Maroc. Cette manœuvre de la part de l’Agoudat Israël mondiale fut l’une des premières de ce parti ultra-orthodoxe au sein des Juifs du Maroc.

Dans une seconde étape, après la Shoah, le monde de la Torah avait été totalement anéanti ainsi que les communautés juives d’Europe et il a fallu y reconstruire la vie juive. Les yéchivot (écoles talmudiques) ont été remises sur pied, grâce au soutien du Comité de sauvetage des rabbins d’Amérique, branche exécutive de l’Agoudat Israël. Ce comité a pris les meilleurs élèves d’Afrique du Nord et tout particulièrement du Maroc, façonnant leur personnalité selon leur vision (hachkafa), pour remplir leurs yéchivot.
La création de l’État d’Israël a eu pour conséquence l’émigration massive des Juifs d’Afrique du Nord essentiellement du Maroc. Dans une troisième étape, la Agoudat Israël, qui bénéficiait d’un réseau éducatif indépendant, a recruté des élèves séfarades dans les villes israéliennes en voie de développement et dans les villes de la périphérie, pour les éduquer selon leur vision et leur idéologie.

Yaacov-Loupo-LivreComment s’est exprimée cette ashkénisation des séfarades ? Abandon des coutumes séfarades ? Du rite de prière ? Méthode d’étude différente? Changement vestimentaire ? Rapport différent à la loi juive (halakha) ? Idéologie différente au sujet du rapport à l’État d’Israël ou d’autres thématiques?

Il est impossible de décrire ce changement de façon précise, car il existe différentes sensibilités du harédisme (ultra-orthodoxisation) séfarade.

La « transformation ashkénaze » s’exprime dans le vaste domaine de la vie : tenue vestimentaire, rites et chants liturgiques, pratiques rigoureuses de la loi juive. Il s’agit d’un état psychologique où les individus et groupes nient leur propre identité pour en adopter une autre, la croyante avantageuse et supérieure à la leur.

J’ai consulté les courriers des élèves marocains ayant étudié dans les yéchivot lituaniennes en Europe après la Shoah. Ils étaient persuadés que la Torah avait été donnée aux ashkénazes et que l’enseignement était par conséquent d’un niveau supérieur à celui des séfarades, abandonnant ainsi leur vision pour celle enseignée dans ces yéchivot.
Les séfarades à travers le monde, ont laissé aux mains des ashkénazes, le monde des yéchivot : contenu, méthodes d’enseignement, etc., selon la vision fondée en Europe orientale, avant la Shoah. À partir de ce moment-là, ils se sont retournés contre la modernité et le sionisme. Il faut savoir que bon nombre d’entre eux dans ces milieux n’acceptent pas l’idée que l’État d’Israël, soit un État juif et démocratique.

Comment s’est poursuivi et se poursuit ce processus en Israël ? Considérez-vous que la création en 1984 du parti orthodoxe séfarade Shass, fondé par le rabbin Ovadia Yossef (1920-2013) est une alternative à cette ashkénisation des séfarades ?

Il faut tout d’abord rectifier une erreur historique. Le parti Shass a été fondé par le rabbin Eleazar Shakh (1899-2001), chef de file de l’ultra-orthodoxie (non hassidique ndr) et non par le rabbin Ovadia Yossef. En effet, le rabbin Shakh a initié la création de deux partis, un parti de mouvance lituanienne (parti ashkénaze ultra-orthodoxe non hassidique ndr) et le parti séfarade Shass en 1984 et ce dernier pour plusieurs raisons.

En premier lieu, il a voulu élargir son influence religieuse et politique, à partir de réseaux sociaux externes à la communauté orthodoxe. Il visait ainsi des milliers de Juifs séfarades traditionnels croyant en Dieu et respectant les lois juives, les maîtres et rabbins et menant une vie familiale juive et moderne à la fois.
Deuxièmement, il a fondé le parti lituanien – Deguel HaTorah (le drapeau de la Torah) pour se venger de la Agoudat Israël, dans lequel il comptait des adversaires et le parti Shass pour attirer l’électorat séfarade.

Enfin, son objectif était de se « délester » des élèves d’origine séfarade, étudiant également en grand nombre dans les yéchivot ashkénazes.

Le rabbin Ovadia Yossef a été appelé en tant que leader spirituel pour le parti Shass tout en obéissant au grand rabbin Shakh.

Le parti Shass a pris de l’ampleur grâce à l’adhésion de nombreux Juifs d’origine séfarade et a connu un succès sans précédent au parlement et au sein du gouvernement israélien. Il a alors mené une guerre d’indépendance contre le rabbin Shak jusqu’à sa disparition de la vie publique en 1996.

Le parti Shass s’est associé à un moment donné, au gouvernement de gauche d’Itshak Rabin à la veille des accords d’Oslo (dans les années 1990 ndr). En échange, il a obtenu un réseau scolaire indépendant – Maayan Ha-Hinoukh HaTorani (service éducation jusqu’à l’âge de 13 ans) reconnu et financé entièrement par le gouvernement. Toutefois, le parti Shass n’a toujours pas réussi à se séparer de l’influence ashkénaze puisque le monde des yéchivot, dès l’âge de 13 ans jusqu’à l’âge de 19 ans, est toujours dirigé par la mouvance lituanienne.

Diriez-vous qu’il existe toujours une discrimination à l’encontre des séfarades dans le monde ultra-orthodoxe ? Quotas de séfarades dans des yeshivot de prestige ? On se souvient aussi de cette affaire malheureuse en 2010, dans l’implantation d’Emmanuel où d’une école ultra-orthodoxe refusait même que des jeunes filles ashkénazes jouent avec des jeunes filles séfarades. Est-ce que le Shass avait alors protesté ?

Il existe toujours dans ce monde ultra-orthodoxe une discrimination entre les séfarades et les ashkénazes et ce, depuis leur première rencontre. Un quota est toujours en vigueur pour intégrer des élèves d’origine séfarade dans les yéchivot ashkénazes. Il faut savoir qu’une yéchiva avec peu d’élèves séfarades, est considérée comme une yéchiva prestigieuse; les séfarades eux-mêmes, ne désirant pas étudier dans leurs propres structures.

Les mariages mixtes (séfarades/ashkénazes ndr) ne sont pas tolérés, exception faite si la personne d’origine ashkénaze a une tare. Il en est de même pour les établissements scolaires. On peut, en effet, citer l’exemple de l’école Emmanuel en 2007, affaire portée à la connaissance des médias, où les élèves d’origine séfarade et ashkénaze étaient séparés par un mur. Les heures de récréation étaient aménagées de telle sorte que les élèves ne pouvaient pas se fréquenter et le code vestimentaire était spécifique pour chaque groupe afin de les différencier. Cette affaire a provoqué des manifestations de la part des ultra-orthodoxes, ne tolérant pas l’intervention de la Cour Suprême à ce sujet qui avait condamné ces discriminations.

De nombreux faits identiques se produisent chaque jour et ne sont pas relatés dans les médias, à tel point que des familles séfarades changent leurs noms de famille pour un nom ashkénaze, en vue d’intégrer des établissements à caractère ashkénaze.

Le parti Shass ne lutte pas contre cette discrimination, ses adhérents souhaitant également, généralement que leur progéniture intègre des structures ashkénazes.
Pensez-vous que ce phénomène de discrimination se retrouve dans les autres sensibilités du monde orthodoxe comme par exemple les orthodoxes sionistes ?
Catégoriquement oui. J’ai réalisé plusieurs entretiens auprès de personnes ayant étudié dans les établissements du parti national religieux (PNR ou mafdal aujourd’hui connu sous le nom de « Maison Juive », ndr), les vingt premières années suivant la création de l’État d’Israël. La discrimination envers les personnes d’origine séfarade a toujours existé et existe aujourd’hui de façon moins prononcée, même si certaines préfèrent le cacher.

J’appelle d’ailleurs les chercheurs à étudier ce phénomène dans ce milieu.

Dans certaines villes d’Israël, il existe une prédominance ashkénaze même si celle-ci n’est pas aussi élevée que chez les harédim (ultra-orthodoxes). Il s’agit de l’élite politique et spirituelle parmi ceux que l’on nomme les « calottes tricotées » (kipot srougot) c’est-à-dire les religieux sionistes comme, par exemple, au sein du mouvement de jeunesse Bné Akiva.

Mon sentiment est que malheureusement, le phénomène n’a toujours pas disparu et notamment au niveau des mariages.

Il faut toutefois constater que les mariages « mixtes », séfarades/ashkénazes sont en plus grand nombre parmi les laïcs que chez les personnes religieuses.

Il est vrai cependant qu’au sein des différents courants religieux, ces mariages sont plus fréquents chez les personnes affiliées aux mouvances, PNR, ou Bné Akiva, « calottes tricotées » alors qu’ils sont quasiment inexistants chez les ultra-orthodoxes.

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Dr Sonia Sarah Lipsyc

Sonia Sarah Lipsyc est directrice de ALEPH,le Centre d’Études Juives Contemporaines de la Communauté Sépharade Unifiée du Québec (CSUQ), depuis sa création en 2009. Docteur en Sociologie, Sonia Sarah Lipsyc est également auteure, chercheure, enseignante et dramaturge. Elle est chercheure associé à l'Institut d'Études Juives Canadienne de l'Université Concordia (Montréal). Elle a créée, en 2012, une unité de Recherches au sein de ALEPH sur «Judaïsmes et Questions de Société» ainsi qu'un site de ressources sur ces thématiques (http://judaismes.canalblog.com). Elle a notamment écrit "Salomon Mikhoëls ou le testament d'un acteur juif" (2002) et dirigé la publication de Femmes et judaïsme aujourd’hui, In Press (2008). «Eve des limbes revenue ou l'interview exclusive de la première femme (ou presque) de l'humanité» a été mise en ondes sur France Culture (2011) et mise en espace en anglais à l'Université de Brandeis (Boston) en 2012. Sa dernière mise en scène, «Sauver un être, sauver une monde» a été représentée devant des centaines d'élèves du secondaire à Montréal. Elle a participé à plus de cinquante émissions de télévision sur le judaisme (France 2, Chaine Histoire). En 2011, elle a reçu le Prix d’excellence enéducation juive de la Fondation Samuel et Brenda Gewurz de la BJEC (Bronfman Jewish Education Center).