Qu’en est-il de la menace islamiste au Canada ?

ENTRETIEN AVEC STÉPHANE BERTHOMET PAR SONIA SARAH LIPSYC

Stéphane Berthomet

Stéphane Berthomet

Stéphane Berthomet est analyste en affaires policières de terrorisme et de sécurité intérieure et collabore à de nombreux médias. Codirecteur de l’Observatoire sur la radicalisation et l’extrémisme violent (OSR), il est aussi chercheur associé au Centre interuniversitaire de recherche sur les relations internationales du Canada et du Québec (CIRRICQ) et chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Son dernier ouvrage s’intitule : « La fabrique du djihad. Radicalisation et terrorisme au Canada », Édition Édito, Québec 2015.

 
 
Pouvez-vous nous rappeler les attentats terroristes islamistes de ces dernières années au Canada ainsi que ceux qui ont été déjoués ?
L’attaque ayant coûté la vie à l’adjudant Patrice Vincent, menée par Martin Couture-Rouleau à Saint-Jean-sur-Richelieu le 20 octobre 2014 et, deux jours plus tard, la fusillade du Parlement à Ottawa par Michael Zehaf-Bibeau, dans laquelle le caporal Nathan Cirillo a trouvé la mort, sont les deux actes les plus récents au pays. Il est par ailleurs difficile de dire combien d’attentats ont pu être déjoués puisque les corps policiers ne communiquent jamais complètement sur ces éléments, mais on se souvient tout de même, en août dernier, d’Aaron Driver qui a été intercepté par la GRC alors que, selon les autorités, il s’apprêtait à commettre un attentat dans une ville du pays.

Qu’en est-il de ces personnes, souvent jeunes, garçons et filles, qui sont candidats au Djihad et se rendent en Syrie rejoindre Daech, l’État islamiste ?
Les cas récents de départs vers la Syrie les plus notables sont évidemment ceux des jeunes qui ont quitté ou tenté de quitter en groupe, en deux vagues, la région de Montréal pour se rendre en Syrie ou en Irak au début 2015. Il y a, ailleurs au pays, mais aussi au Québec, plusieurs cas individuels de tentatives de départ souvent stoppées par les policiers. L’ajout récent au Code criminel d’une infraction constituée par le fait de vouloir rejoindre une organisation terroriste (formellement identifiée comme telle) a beaucoup « aidé » les policiers à empêcher les candidats au départ. Je place « aider » entre guillemets puisque dans le même temps cela a conduit à rendre criminel ce qui ne l’était pas auparavant et à faire exploser les statistiques d’actes reliés au terrorisme entre 2014 et 2015, soit 126 % de plus. D’autre part, l’effet pervers de cet article de loi est qu’il peut conduire ceux qui ont été empêchés de partir à vouloir conduire une attaque sur le sol canadien comme ce fut le cas pour Martin Couture-Rouleau. Pour ma part, même si je comprends le besoin des policiers de disposer « d’outils », je regrette un peu qu’on joue fort sur la criminalisation avec des jeunes qui ont été manipulés et endoctrinés, alors qu’on est beaucoup plus prudents et ouverts aux réponses alternatives dans d’autres domaines comme les gangs.

Diriez-vous que le Canada est moins exposé au terrorisme islamiste par rapport à d’autres pays, plus touchés, par exemple, la France, si oui, pourquoi ?
Certains éléments nous protègent en effet, comme notre situation géographique par rapport aux pays qui sont des zones de conflit et donc des endroits où sont installés les camps d’entraînement. Je dirais aussi qu’en Europe, certaines circonstances aggravent le risque et le rendent bien plus opérationnel que chez nous.  Un pays comme la France, dans lequel il existe depuis des dizaines d’années des réseaux structurés dans la mouvance terroriste djihadiste ou la Belgique – qui a toujours été considérée comme une plateforme pour le trafic d’armes en provenance de l’Europe de l’Est – sont fragilisés par ces éléments opérationnels. Historiquement, le Canada a toujours été un peu plus éloigné que l’Europe des enjeux qui sont utilisés comme des arguments d’endoctrinement et d’embrigadement par les recruteurs des grands réseaux terroristes. Même si c’est en train d’évoluer, ça a son importance. Il faut aussi prendre en compte les problématiques liées au climat social, les questions identitaires et plusieurs autres paramètres qui ne sont pas, chez nous, aussi dégradés que dans plusieurs pays d’Europe.

Stéphane Berthomet, La fabrique du djihad

Qu’est-il possible de faire, en amont, dans le cadre de la prévention et en aval, dans celui de la déradicalisation pour endiguer ce danger ? Est-ce que selon vous, toutes ces mesures sont suffisamment prises au Canada et tout particulièrement dans notre Province, au Québec ?
Le Canada et le Québec font preuve de beaucoup de bonne volonté en la matière, même si je regrette qu’on ne mise pas encore plus sur le travail très en amont des phénomènes radicaux, en particulier au niveau scolaire. Il faut aider les plus jeunes à appréhender et comprendre le monde dans lequel ils vivent, les aider à aiguiser leur esprit critique et leur donner les outils pour ne pas tomber dans les discours haineux ou radicaux qui foisonnent sur les réseaux sociaux. Voilà, ce qui est de la véritable prévention. Le recrutement et l’embrigadement passent désormais beaucoup à travers la propagande et il faut donc y apporter des réponses adaptées tant au niveau des médias que des réseaux sociaux. Mais le Canada et le Québec travaillent activement à comprendre et décortiquer les processus qui conduisent les plus jeunes à la violence et de ce point de vue c’est très encourageant.

Est-ce que certaines Provinces du Canada, certaines fonctions (soldat, policier) ou certaines communautés notamment juives sont davantage ciblées par les terroristes islamistes ?
Des menaces spécifiques ont en effet été proférées par les organes de communication de Daesh. Il est bien difficile cependant de dire s’il existe vraiment des catégories de gens qui sont plus ciblées quand on voit le mode opératoire des attentats en Europe qui visent autant des communautés spécifiques comme dans le cas du musée Juif de Bruxelles en 2014 ou l’Hyper Cacher à Paris que des gens dans un stade, une salle de spectacle ou sur le bord de mer niçois.

Cependant, on constate que chez nous, Zéhaf-Bibeau et Couture-Rouleau ont visé des militaires et les institutions. C’est assez symptomatique des mouvements terroristes dans leur « première période » où on vise en premier lieu les symboles de l’État. Ce que je veux dire par là, c’est que l’expression violente du terrorisme djihadiste au pays est à un stade bien moins avancé que dans les pays où les anciens combattants de Bosnie, d’Afghanistan ou d’Irak reviennent pour frapper les pays occidentaux. On voit bien que les attentats en Europe sont arrivés au paroxysme de la violence en frappant toutes sortes de cibles et s’attaquant directement aux citoyens, quels qu’ils soient.

Diriez-vous qu’il existe un « djihad juridique » – le fait de traîner en justice quiconque critiquerait l’islamisme – comme certains le pensent, par exemple, au sujet du procès intenté récemment à l’essayiste québécoise Djemila Benhabib[ref]Djemila Benhabib fait l’objet d’une poursuite civile de 95 000 $ par l’établissement scolaire privé portant le nom d’Écoles musulmanes de Montréal (EMMS). En 2012, lors d’une interview à la radio  avec le journaliste Benoit Dutrizac, sur le 98,5,  l’essayiste avait déclaré au regard d’un dépliant promotionnel de cette école : « Il n’y a pas une grande différence à mon avis entre l’endoctrinement qu’on fait dans ces écoles à Montréal ou les écoles que ce soit au Pakistan ou en Afghanistan ». Le procès s’est déroulé en septembre dernier, Mme Benhabib était défendue par Me Marc-André Nadon alors que Me Julius Grey défendait les plaignants. Jugement en attente (ndr).[/ref] ?
Je ne commenterai pas ce cas en particulier. D’une façon plus générale, on a déjà pu constater comme ces groupes intégristes « testent » les limites de nos systèmes juridiques et n’hésitent pas quand ils le peuvent à tenter de se glisser dans les failles du système. Leur objectif n’est pas seulement de repousser les limites de la démocratie ou d’essayer d’imposer une vision politico-religieuse de la société, il est aussi de faire pression sur les musulmans qui vivent au pays. L’enjeu est ici de savoir comment nous pouvons repousser les tentatives extrémistes ou intégristes sans stigmatiser les musulmans qui vivent au Canada. Je voudrais dire à ce sujet que beaucoup de musulmans qui sont venus au pays l’ont fait pour fuir la violence islamiste et qu’ils sont donc tout à fait conscients des dangers de ces dérives radicales dont ils sont les premiers à avoir souffert dans leurs pays d’origine. Peut-être devrions-nous essayer de les associer un peu plus à cette lutte sociale que nous devons mener contre une idéologie radicale et rétrograde.

Considérez-vous qu’un État de droit, démocratique, est vulnérable face à des intégristes prônant le refus de la démocratie, l’inégalité hommes-femmes ou l’homophobie ? A-t-on renvoyé des imams du Canada pour de tels propos ou d’autres incitants à la haine ?
La démocratie est un modèle toujours plus difficile à imposer que les idéologies radicales qui, elles, ne s’embarrassent pas de nos précautions. Mais le modèle d’une société juste et égalitaire est celui que nous voulons pour ce pays et nous croyons fermement que c’est sur ces bases que nous devons construire l’avenir. C’est pourquoi nous devons apprendre à le défendre tout en respectant nos valeurs, même si ce n’est effectivement pas simple. Je ne veux pas m’aventurer ici sur la question de la Charte canadienne des droits et libertés parce qu’il faudrait y consacrer tout le sujet de l’entrevue, mais nous devons accepter que nous allons devoir nous montrer doublement vigilants : à la fois pour lutter contre l’intégrisme et en même temps pour conserver toutes les libertés qui font la beauté de notre système. C’est un beau défi.

Internet est un outil formidable que les islamistes cependant détournent pour leurs projets funestes. Quelles seraient les mesures à prendre dans ce domaine ?
Précisions une chose : Internet n’est pas l’unique moyen de radicalisation en Occident, car dans beaucoup de situations on constate, et on en sait quelque chose au Québec, qu’il y a des individus qui endoctrinent directement les jeunes attirés par l’idéologie djihadiste terroriste. Mais Internet est un formidable vecteur de transmission des messages haineux, de violence ou de propagande extrémiste (qu’elle quelle soit d’ailleurs). Force est de constater qu’Internet est devenu une zone de non-droit où le harcèlement, la diffamation, les propos haineux, le racisme et les propagandes violentes de toutes sortes s’expriment bien plus librement et hors du contrôle de la loi que dans la « vraie vie »… Imaginez une cour d’école où il se tiendrait le genre de propos que les jeunes peuvent trouver sur Twitter ! Ce serait scandaleux. Et pourtant cela existe dans cet univers dématérialisé. Au colloque[ref]L’UNESCO a organisé, du 31 octobre au 1er novembre dernier une conférence internationale à Québec, intitulée « Les jeunes et l’Internet : combattre la radicalisation et l’extrémisme ». À l’occasion de cette rencontre, il a été annoncé la création prochaine au Québec d’une chaire de recherche sur la radicalisation sous l’égide de l’UNESCO.[/ref] qui s’est déroulé à Québec la semaine passée, j’animais un atelier avec de jeunes adultes et j’ai été frappé de voir combien ils exprimaient le besoin que nos systèmes éducatifs préparent mieux les jeunes à se comporter, agir et interagir dans ce monde virtuel. Après tout, Internet fait désormais partie de la vie sociale des jeunes générations. Il faudrait donc bâtir des ponts entre l’école et ces mondes virtuels pour qu’on y enseigne ce qui est bien ou mal, ce qui est injuste, blessant, violent ou même criminel. On revient à ma réponse à l’une de vos précédentes questions  : l’éducation. L’éducation, qui est peut-être la seule véritable prévention contre la haine de nos sociétés dans laquelle les idéologues du djihadisme violent essayent d’entrainer nos enfants.